Kalasetu vous propose de découvrir régulièrement un artiste indien au travers d’un portrait illustré. Le premier de la série est
consacré au joueur de sitar, Ustad Usman Khan.
Par Laetitia Ferrière et Ingrid Le Gargasson
Ustad
Usman Khan : le sitar en héritage
Alors que Paris scintillait de mille et une
paillettes à la Philharmonie pour un « week-end Inde » au menu de
Maharaja, le Musée Guimet et le théâtre du Soleil offraient, fin janvier, un
programme discret tout aussi savoureux. Kalasetu a opté pour les pépites du
« off » de ce « week-end Inde » en allant à la rencontre du
maître Usman Khan, joueur de sitar invité pour un concert et une lecture‑démonstration.
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Du haut de ses 75 ans, c’est un homme d’une
grande sagesse que nous avons rencontré. C’est donc avec un réel plaisir que nous
nous sommes entretenus avec lui lors de son passage à Paris, dans l’atmosphère
chaleureuse de l’appartement de Mitchélée.
Quarante-quatre ans après sa première visite
en France pour un concert donné au Musée Guimet, le sitariste est revenu le 30
janvier dernier dans cette institution pour une soirée exceptionnelle. Grâce à l’accueil d’Ariane Mnouchkine et de
Jean-Jacques Lemêtre, une présentation commentée de deux heures s’était tenue
le dimanche suivant au Théâtre du Soleil, à la Cartoucherie de Vincennes. Pour
ces deux événements, le maître était accompagné de Prakash Kandasamy, un tabliste
malaisien d’origine sud indienne.
Une vie en musique, de Dharwad à Pune
Issu d’une famille de musiciens dits
« héréditaires » spécialisés depuis trois générations dans la
pratique du sitar, Usman Khan a été formé par son père, Ustad Abdul Karim Khan
et brièvement par son grand-père, le célèbre Ustad Rehmat Khan alors qu’il était
enfant. Ses aïeuls étaient quant à eux des chanteurs et des joueurs de rudra
vina. Eduqué dans la ville musicale de Dharwad au Karnataka, dans une région du
Sud de l’Inde qui a produit certains des plus grands chanteurs de la musique
classique de l’Inde du Nord du 20e siècle (Sawai Gandharva, Gangubai
Hangal, Bhimsen Joshi, Mallikarjun Mansur pour en nommer quelques‑uns), le
musicien est aujourd’hui installé dans une autre ville renommée pour sa vie
culturelle et son public d’esthètes : Pune, au Maharashtra. C’est
d’ailleurs dans ce centre urbain que se tient chaque mois de décembre le
prestigieux festival de musique, le Sawai Gandharva Bhimsen Mahotsav[2], qui
attire sur quatre jours des milliers de connaisseurs.
Élevé dans la tradition du guru shishya
parampara, le sitariste raconte quelques souvenirs de son enfance
: « Mon père me réveillait à 4 heures du matin et je devais
pratiquer le sitar durant 2 heures et demi. Puis, je me préparais pour aller à
l’école. De retour de l’école, je m’asseyais aux côtés de mon père pendant
encore plusieurs heures ».
Passionné de cricket (comme beaucoup de jeunes
indiens), son père craignait qu’il ne se blesse et que sa pratique du sitar en
pâtisse. Il tentait donc de restreindre l’engouement de son fils pour ce jeu, sans le lui interdire
pour autant. Les jours de matchs, il se réveillait de son propre chef à 4 heures.
Son père le félicitait et disait à sa mère : « C’est bien, il
commence à comprendre l’importance de l’effort dans l’apprentissage de son
instrument ».
Il nous relate la façon dont son père lui a
enseigné l’instrument : « je devais jouer le raga bhairav tous
les matins et le raga yaman tous les soirs, ceci pendant huit ans !
Je n’en pouvais plus ! D’autres élèves venaient et mon père leur enseignait
plein de ragas différents. Il me disait alors de les accompagner aux tablas. La
semaine suivante, lorsque les élèves revenaient et qu’ils avaient oublié leur
leçon, mon père me demandait ce qu’il leur avait enseigné. Si je ne pouvais pas
répondre, mon père me grondait. Pourquoi me grondes‑tu ? Ce n’est pas à
moi que tu as donné la leçon ? C’est seulement quelques années plus
tard, que j’ai compris que c’était à moi qu’il enseignait indirectement les
ragas ».
Un pédagogue engagé
Le maître est investi depuis de nombreuses
années dans la transmission de son répertoire et de sa technique, au sein de
son institution, le Naad Mandir (« le temple du Son »), à
Pune. Il y forme des musiciens indiens autant qu’étrangers. Il essaye de rester
fidèle au style musical et à la pédagogie adoptée par son père, même s’il
autorise à présent les élèves à prendre des notes. En tant qu’aide‑mémoire, le
cahier pousse selon lui à la paresse : « l’étudiant se
dira ‘j’ai ma leçon quelque part, je n’ai pas besoin de pratiquer dans
l’immédiat’ ».
Le guru transmet son savoir au disciple
qui doit à son tour l’expérimenter par la pratique. La musique classique
indienne vise la perfection technique et exige en ce sens un investissement
total de la part de l’apprenant. Usman Khan se montre sévère tout en étant
compréhensif : « s’il n’y a pas un investissement et une pratique continus
de la part du disciple, c’est une perte de temps, mais il est vrai que les
temps ont changé. Les étudiants ne peuvent plus se lever à quatre heures du matin
pour faire leur leçon » « Pourquoi ? » « Parce qu’ils
regardent des films jusqu’à 3h30 du matin !!! »
Le maître détaille les trois étapes
constituant le parcours de tout élève de musique hindoustanie : d’abord
la technique au travers d’une pratique intense de la musique, puis
l’acquisition de la « théorie » (theory) soit les
particularités des ragas ou « la grammaire du raga »
pour reprendre son expression et enfin la « musique comme un art »
pour atteindre un contenu émotionnel. À ce niveau, deux dimensions entrent en jeu,
l’esthétique et l’émotion, les sentiments et la beauté. Comme il le résume :
« nos gurus disent : en premier lieu, travaille avec ton
corps, puis travaille avec ton esprit et enfin, mets‑y ton cœur ». Cette
citation reflète très bien l’esprit du mode traditionnel d’enseignement, à
savoir la transmission de maître à disciple (la guru-sishya-parampara)
qui insiste durant les premières années sur l’aisance technique avant d’aborder
dans une deuxième phase les caractéristiques de chaque raga et les
différentes phases de leur élaboration en contexte de performance.
Ustad Usman Khan enseigne depuis près de
soixante ans. À ce titre, il est devenu un maître reconnu. Un guru connaît son
élève et l’aide à grandir, à progresser dans son apprentissage de l’art. Il
prend parfois des chemins détournés pour arriver à son but. « La
différence entre un enseignant et un guru est la suivante : les deux
enseignent, mais l’enseignant ne fait qu’enseigner, le guru sait quand
il ne faut pas enseigner, et à qui il ne faut pas enseigner ».
Il conclut d’ailleurs humblement : « le
plus difficile n’est pas d’être guru mais d’être disciple. Pour cela il
faut jeter tout son ego, maîtriser le flux de ses pensées ; c’est ce qu’on
appelle la sadhana (discipline ou réalisation de soi) ».
L’enseignement peut être terminé, mais l’apprentissage continue toute la vie.
Fait assez rare pour être souligné - les
femmes des familles de musiciens professionnels ayant souvent l’interdiction de
se produire sur scène - le maître qui n’a pas eu de fils a transmis son savoir
à l’une de ses filles qui enseigne aujourd’hui à ses côtés. Sa petite-fille,
aujourd’hui âgée d’une vingtaine d’années, pratique également l’instrument.
Nous espérons que cet exemple ouvrira la voie pour d’autres familles de
musiciens héréditaires qui restent encore bien souvent hésitantes à l’idée de
former leurs filles.
* Bref retour sur la présentation au
Théâtre du Soleil et sur le concert à l’auditorium du Musée Guimet
Lors de la présentation
illustrée au Théâtre du Soleil à la Cartoucherie, le musicien a interprété le raga
carukeshi, un raga emprunté à la tradition carnatique qu’affectionne
particulièrement Ustad Usman Khan, dans le cadre d’un cycle à 16 temps (tintal).
Une composition (gat) en tempo lent (vilambit) et une deuxième en
tempo rapide (drut) ont suivi le prélude non mesuré (l’alap). En
une dizaine de minutes, l’essence du raga a ainsi été soulignée.
Le maître
qui a débuté et fini en musique a détaillé les caractéristiques de son
instrument avant d’introduire les spectateurs au cadre mélodique du raga
et au cadre rythmique du tala. Prakash Kandasamy a présenté plusieurs talas
communs de la musique hindoustanie (tintal, jhaptal, rupak)
et expliqué le langage des bols, les onomatopées matérialisant les
frappes sur les deux tambours composant le tabla.
Concernant
l’histoire de son instrument, le maître a attribué sa création au célèbre poète
et saint soufi médiéval Amir Khusrau
(1253‑1325), chroniqueur à la cour de plusieurs souverains
du sultanat de Delhi (13e-15e siècle), conformément à la tradition orale qui l’accrédite de nombreuses
autres inventions (tels les genres qawwali et tarana). Il est
aujourd’hui une figure populaire en Asie du Sud et les histoires mythologiques
relatant les contributions musicales d’Amir Khusrau font parties des
connaissances partagées par les musiciens hindoustanis.
Cependant,
depuis les avancées de la recherche historique et ethnomusicologique, notamment
les travaux fondateurs de la chercheuse américaine Allyn Miner, Sitar and
Sarod in the 18th and 19th Centuries, il est assuré
que la forme du sitar s’est fixée beaucoup plus tardivement.
Au Musée
Guimet, Ustad Usman Khan a débuté son récital par le raga jogeshwari, un
raga généralement attribué au sitariste Pandit Ravi Shankar. Après la
présentation de ce raga du soir à l’accent mélancolique, dans le
traditionnel format alap-jod-jhala, le musicien a présenté une de ses
très belles compositions (gat) dans un tintal (cycle à seize
temps), joué à tempo modéré (madhya laya), avant d’accélérer
progressivement le tempo.
Usman Khan a
ensuite exposé un dhun, une « pièce de musique légère » comme
il le définit lui‑même, dans le raga khamaj, d’abord sur le tala
dipcandi, structure métrique de quatorze temps avant de passer au tala
kaharva, un cycle composé de huit temps dont l’effet « swingant »
a été très bien rendu par Prakash Kandasamy. Le maître a poursuivi avec la
présentation d’un de ses ragas préférés, le raga sud indien
kirwani : un alap-jod-jhala suivi d’un gat en tintal,
à tempo modéré (madhya) puis rapide (drut). Comme il est souvent
d’usage, le maître a conclu son récital par une courte pièce dans le raga
bhairavi.
L’auditoire
attentif a été touché par le jeu subtil du maître et la sonorité mélodieuse du
sitar soulignée par une sonorisation parfaite. Bien loin des démonstrations
techniques devenues aujourd’hui la norme parmi la nouvelle génération de
sitaristes, le jeu délicat d’Ustad Usman Khan a donné vie aux ragas
interprétés. Le temps s’est même arrêté durant les 2h30 du récital, chacun
s’étant laissé délicieusement emporter par la musique.
S’adressant
au public de mélomanes, le sitariste a rappelé que la musique est avant tout
une histoire d’émotions : « il y a beaucoup à ressentir dans l’art et
peu à comprendre. La musique voyage de cœur à cœur, d’âme à âme ». Cette remarque renvoie au concept vernaculaire du sahṛdaya (lit. « avec le cœur »), le
« spectateur sensible », qui sait goûter la saveur émotionnelle
du raga pour expérimenter une jouissance esthétique. Le public présent a
vraisemblablement ressenti un grand plaisir à écouter le maître et l’a
manifesté par une standing ovation.